À la suite des confinements durant la période Covid-19, il a été observé chez les enfants un renforcement des écarts au niveau des acquisitions et notamment du langage. Il existe des contextes propices au développement du langage et d’autres moins, mais au-delà de ces différences, il apparaît que des leviers peuvent être activés pour un développement langagier plus équitable en vue d’une meilleure égalité des chances.

Le vocabulaire s’acquiert dès 4 mois, avec une accélération à partir de 2 ans. Les enfants apprennent ensuite entre 10 et 20 mots par jour.1 

Les enfants apprennent des mots pour désigner les choses et les événements qui suscitent leur intérêt.1 

L’apprentissage est favorisé par des échanges interactifs et réactifs plutôt que par une exposition passive.1

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Comment se construit le langage ?

Le cerveau de l’enfant est fait pour les échanges

Grâce à l’avancée des neurosciences, informe Leïla Guinou2, pédiatre, nous savons maintenant que le nombre de connexions dans le cerveau du bébé est considérable ; de 700 à 1000 par seconde. Jusqu’à 2 ou 3 ans, il y une véritable fenêtre de sensibilité neuronale pour le développement de la communication. Si l’entourage de l’enfant s’interroge surtout sur le sommeil, l’alimentation, la psychomotricité, il faut aussi l’informer sur ce besoin de nourriture que le cerveau réclame. Il faudrait presque faire des prescriptions de temps de lecture, de langage, de musique, d’apports culturels. 

Pour la pédiatre, tout ce bain d’oralité paraît aussi important que les vaccins ou les vitamines pour aider un enfant à grandir. D’ailleurs, dès le bilan de 3-4 ans, elle fait le constat de différences de développement entre les enfants qui sont encouragés positivement à échanger et ceux qui le sont moins, quelle que soit la nature de la famille (classes supérieures, populaires, familles monoparentales…).

Le langage se construit à travers la catégorisation. Il y a des interactions très fortes entre le langage et l’élaboration de la pensée. Tout ce qui est manipulation et jeux va indirectement aider à développer le langage.3

Sébastien Goudeau Sébastien GOUDEAU Enseignant et chercheur

Le langage : à la fois naturel et acquis

Marc Delahaie4, instituteur, mais aussi docteur en sciences cognitives et médecin phoniatre, explique que, chez un enfant, l’évolution du langage est le résultat des interactions entre les prédispositions naturelles et les influences de l’environnement. Les prédispositions de l’enfant sont génétiquement programmées, de l’apprentissage des phonèmes à l’apprentissage des mots, jusqu’à l’apparition d’énoncés rudimentaires puis plus complexes.

Les influences de l’environnement font appel aux notions d’apprentissage. Toutes les personnes qui gravitent autour de l’enfant participent à cet apprentissage sous forme d’interactions orales quasi permanentes. Mais attention à ce que la quantité ne se substitue à la qualité. En suivant un grand nombre de famille, Annette Lareau5, sociologue, a montré que ce n’est pas seulement la culture des parents qui compte, mais surtout la qualité des interactions qu’ils ont avec leurs enfants. Des interactions nourries conduisent à une plus grande aisance verbale, une manipulation plus aisée de la pensée logique et abstraite, l’expression facilitée de ses sentiments.

 

Pour qu’il puisse se penser peu à peu comme un sujet distinct et formuler sa propre histoire, un jeune enfant doit avoir accès à un langage qui ne se réduit pas aux noms des choses… Par exemple, si l’adulte qui le fait manger cherche uniquement à le nourrir, il sera grognon ou refusera son repas. C’est le jeu, la fantaisie, qui lui donnent goût à ce moment.6

Michèle PETIT Anthropologue au C.N.R.S.

Des pratiques de sociabilisation différentes selon les milieux

Sébastien Goudeau3, enseignant et chercheur, explique que contrairement à des représentations bien ancrées, des travaux récents en psychologie du langage mettent en évidence que l’on ne parle pas moins ou avec un vocabulaire plus pauvre aux enfants des milieux populaires. En revanche, il y a une autre façon de parler et d’utiliser le langage, peut-être plus pragmatique, alors que dans les milieux davantage favorisés le langage est pris lui-même comme un sujet d’étude et de réflexion.

Cela relève de pratiques éducatives et de socialisations différentes. Un enfant issu de milieu favorisé est davantage entrainé à exprimer ses idées, ses centres d’intérêt, ses émotions ; parler est une façon d’agir sur le monde, d’exprimer sa créativité et sa pensée unique. Et bien évidemment il y a une proximité avec l’école, le lieu par excellence où ce rapport au langage est attendu et cultivé. Dans les milieux plus précaires et plus instables, l’enfant est invité à respecter davantage les règles, à ne pas se mettre en avant, à ne pas faire son intéressant. Prendre ou monopoliser la parole n’est pas forcément bien vu. Ces pratiques opposées pourraient expliquer les différences que l’on constate à l’oral dès le plus jeune âge.

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Des difficultés de langage impactantes

Des différences observables avant 3 ans

À partir des données de la récente étude française ELFE, suivant le parcours de 18 000 enfants depuis leur naissance, des chercheurs de l’INSEE et l’INED7 se sont interrogés sur le développement langagier et moteur des enfants à l’âge de 2 ans, avant l’entrée à l’école maternelle, en fonction du milieu socioéconomique des parents.

S’il n’y a pas d’inégalités observées concernant le développement moteur, il en existe au sujet du langage. En effet, alors qu’en moyenne aux alentours de leurs 2 ans, les enfants connaissent 74 mots parmi les 100 proposés, ceux dont la mère a un niveau de diplôme inférieur au BEPC en connaissent 4 de moins et ceux dont la mère a un diplôme de l’enseignement supérieur plus élevé que le niveau Bac+2 en connaissent 6 de plus.

Le développement du langage diffère aussi selon le mode de garde de l’enfant ; le vocabulaire semble plus riche lorsque l’enfant va à la crèche ou chez la nounou.

À l’entrée au CP, les enfants au vocabulaire le plus pauvre connaissent une moyenne de 500 mots environ ; ceux moyennement pourvus atteignent 1000 ; le groupe le mieux pourvu à peu près 2 500. Comme le gain lexical annuel moyen après l’âge de 6 ans peut être estimé à 400 mots par an, il y a déjà, à partir de ce niveau, l'équivalent de 5 ans de différence entre le groupe le plus bas et le groupe le plus élevé. 8

Alain BENTOLILA Linguiste

Un écart qui se creuse tout le long du parcours scolaire

D’après l’Observatoire des Inégalités9, même si l’on manque de données, on sait que déjà les tout-petits, entre 2 et 3 ans, présentent une maitrise inégale du vocabulaire. Cet écart ne fait souvent que se creuser au fur et à mesure des années. En début de CP, 42% des élèves inscrits dans des écoles des territoires où les difficultés sociales sont les plus grandes ont une bonne compréhension des mots à l’oral contre 75% pour les élèves inscrits dans d’autres territoires. Au cours du primaire, les élèves les plus favorisés continuent de progresser davantage. En sixième, 98% des enfants des milieux favorisés ont une maitrise satisfaisante ou très bonne des compétences demandées en français contre 76% des milieux défavorisés. Les enfants de classes populaires (ouvriers, employés et inactifs) représentent la moitié des effectifs au collège, mais plus de 80 % des élèves des Segpa.

Selon l’Observatoire des Inégalités, l’apprentissage précoce de la lecture tel qu’il est pratiqué en France pourrait favoriser les élèves qui ont déjà acquis beaucoup de vocabulaire. Sans compter que les parents qui ont les plus hauts niveaux d’études ont tendance à anticiper l’entrée en CP en commençant à apprendre à lire à leurs enfants à la maison. Une longueur d’avance difficilement rattrapable…

Les inégalités de prise de parole des enfants dans les classes sont souvent liées aux différences de conditions matérielles et culturelles familiales qui pré-existent à l’école. Le meilleur moyen de réduire les inégalités à l’école c’est de travailler à réduire celles en dehors. Si les enseignants jouent un rôle essentiel, ils ne peuvent pas tout…3

Sébastien Goudeau Sébastien GOUDEAU Enseignant et chercheur

Le bilinguisme favorise-t-il les inégalités de langage ?

Le bilinguisme n’est jamais en soi une cause de retard de langage, même s’il peut y avoir des petits décalages au début, même si l’enfant se sert d’une langue quand il ne connaît pas le mot dans l’autre langue. Ranka Bijeljac-Babic10, psycholinguiste, insiste sur le fait qu’il faut laisser du temps à ces enfants, accepter qu’ils soient dans un processus dynamique avec des périodes de progrès et de régression.

Au final, les études montrent qu’autour de 5 ans, il n’a plus de différence au niveau du vocabulaire nécessaire au développement scolaire entre les enfants qui parlent une ou plusieurs langues. Il faut savoir qu’environ deux tiers des enfants naissent dans des contextes multilingues. Les lieux d’accueil, crèches et écoles, doivent soutenir avec bienveillance cette réalité et veiller à ce que la langue de l’école présente toujours du sens et de l’intérêt pour l’enfant afin de faciliter son apprentissage.

Enfants en classe de maternelle en train de chanter

Des leviers sur le terrain pour agir au plus tôt

Dans les lieux d’accueil de la petite enfance

Sachant que les capacités précoces de langage ont une influence sur les futurs apprentissages, les projets autour du langage fleurissent dans les lieux d’accueils du jeune enfant. Le programme Parler Bambin11, initié par l’ANSA (Agence Nouvelle des Solidarités Actives) et déployé entre 2016 et 2021 dans presque 100 établissements, en est un bel exemple et amène de précieuses pistes pour améliorer les pratiques.

Dans le langage au quotidien, il s’agit de parler avec l’enfant plutôt qu’à l’enfant : travailler à saisir les opportunités pour engager les conversations, à mobiliser l’enfant en se mettant à sa hauteur ou en l’appelant par son prénom, à encourager les essais de l’enfant en faisant écho aux babillages ou en reformulant avec les bons mots, à proposer des temps de lecture interactifs autour de livres présentant des situations qui invitent à converser plutôt que simplement à écouter.

Soigner la manière de s’adresser à l’enfant et adopter une posture qui aide au développement du langage : des pratiques qui font progresser les enfants et qui valorisent le travail des acteurs de terrain.

En travaillant les postures du quotidien, on constate vite le plaisir qu’ont les enfants à échanger et à être en conversation avec les adultes, et qu’ils ont beaucoup de compétences que l’on ne soupçonne pas à un si jeune âge !11

Karine Educatrice de jeunes enfants

En écoles maternelles

Sébastien Goudeau, enseignant et chercheur, a réalisé une étude12 dans plusieurs classes maternelles. L’idée, précise-t-il, était de filmer les moments de regroupement qui ont lieu plusieurs fois par jour, afin d’observer la distribution du temps de parole entre les enfants. Il se trouve que les enfants de statut socio-économique faible contribuent aux échanges en moyenne 50 à 75 % de moins que leurs pairs, car ils sont à la fois moins interrogés et prennent moins spontanément la parole. De façon importante, ces effets existent à niveau de langage égal. 

Des interventions ont donc été déployées auprès des enseignants pour leur faire prendre conscience de ce phénomène et proposer des stratégies afin de rendre les prises de paroles plus équitables : par exemple, ne pas passer trop rapidement d’un élève à l’autre, car les enfants de milieux moins favorisés mettent plus de temps à commencer à parler, autoriser à répéter quelque chose qui a déjà été dit dans le groupe, montrer de l’intérêt même si le contenu est moins proche culturellement des attendus de l’école, reporter régulièrement par écrit ses observations (qui a parlé, qui n’a pas parlé…)

Il est clair que plus un enfant parle devant les autres, plus il va être à l’aise dans cet exercice, gagner en compétences langagières, se percevoir et être perçu comme intelligent, motivé, ayant des qualités. Et on le sait, l’estime de soi a un impact très fort sur la réussite scolaire.3

Sébastien Goudeau Sébastien GOUDEAU Enseignant et chercheur

Au sein des familles

La famille est le terreau du développement du langage. Peu importe la langue que l’on parle à la maison, l’essentiel est de parler avec son enfant ; les petites habitudes langagières (chanter quand l’enfant est dans son bain, lire des histoires le soir, échanger durant les repas, jouer avec son enfant…) sont essentielles et font une différence sur le long terme.

Quelques éléments simples de communication pour développer le langage13

  1. Profiter de toutes les situations de la journée pour échanger oralement : bain, habillage, course, repas, jeux, etc.
  2. Laisser à l’enfant le temps de répondre, ne pas lui couper la parole, lui répondre, même si les questions sont répétitives.
  3. Essayer de comprendre l’enfant par tous les moyens : contexte, questions, hypothèses interrogatives, etc.
  4. Ne pas parler « bébé » : prononcer normalement, mots précis, phrases structurées correctement.
  5. Parler en face de l’enfant : échange de regard, se placer à bonne hauteur.
  6. Ne pas faire répéter l’enfant : reprendre en prononçant correctement.
  7. Reformuler en enrichissant : développer son idée, questions ouvertes plutôt que fermées, enrichir son langage.
  8. Favoriser les contacts avec des personnes n’appartenant pas à son milieu quotidien. Il devra faire des efforts pour se faire comprendre.
  9. Éviter les attitudes culpabilisantes ou humiliantes pour l’enfant : ne pas le forcer à parler (personnes étrangères, enfant fatigué, etc.), ne pas lui reprocher ou le punir ou le ridiculiser pour ses difficultés, ne pas le comparer avec les autres enfants