Aujourd’hui un enfant jouant sur une tablette dans sa poussette, ne choque plus personne.
Mais attention, ce qui est la norme n’est pas pour autant naturel.
Temps de lecture : 15 minutes Date : 23/10/2023
En France, le HCSP1 recommande de ne pas exposer les enfants de moins de 3 ans aux écrans. Pour l’OMS, cette limite est de 2 ans, suivie d’une exposition maximale d’une heure par jour jusqu’à 5 ans. La récente étude de la cohorte ELFE2, menée sur environ 13 000 jeunes enfants, a montré que ces recommandations étaient loin d’être suivies...
En réalité, le temps passé devant un écran est au-delà des recommandations, quel que soit l’âge de l’enfant :
Professionnels et parents s’interrogent sur cette vague numérique qui déferle sur les nouvelles générations. Comment ne pas se noyer ? Peut-être en évitant la baignade quand on est tout petit, puis progressivement en apprenant à nager, sous l’œil vigilant des adultes.
Une majorité de parents d’enfants de moins de 3 ans estiment que le numérique présente plus de risques que d’opportunités3.
Pour Isabelle Filliozat, psychothérapeute, écrivaine et conférencière, le corps est une machine à apprendre. Si on installe l’immobilité, on n’apprend plus rien. Un enfant a besoin de grimper, sauter, courir plusieurs heures par jour.
Isabelle Filliozat explique que les écrans ne sont pas des jouets anodins que l’enfant mettra de côté quand il en sera lassé. Ce sont des produits addictifs. Sur un écran, le rythme soutenu des sollicitations visuelles et sonores excite le noyau accumbens de la région septale, impliquée dans le circuit du plaisir, de la récompense et de la dépendance.
Le cerveau immature du tout-petit est incapable de réguler ces phénomènes : sous écran l’enfant est médusé, l’arrêt brutal déclenche les circuits de la douleur, l’enfant hurle et devient incontrôlable.
Aujourd’hui un enfant jouant sur une tablette dans sa poussette, ne choque plus personne.
Mais attention, ce qui est la norme n’est pas pour autant naturel.
Isabelle FILLIOZAT Psychothérapeute, écrivaine et conférencière
Selon une étude4 en collaboration avec Laurent Karila, psychiatre et addictologue, 20% des parents regardent un écran pendant un repas de famille et 22% des parents vérifient leur téléphone portable toutes les 10 minutes. Pas de doute, les parents sont les premiers à être accros aux écrans !
Dans la revue Contraste n° 57, les auteurs rappellent combien le bébé est exposé aux écrans via la propre exposition de ses parents. Le phénomène de technoférence parentale, c’est-à-dire d’interruptions fréquentes des habitudes (jeux, repas, soins…), entrave la quantité et la qualité des interactions à un âge où elles sont essentielles. Et ceci dès que les écrans sont regardés, utilisés ou tout simplement allumés. Plus les interférences sont présentes, moins les besoins de l’enfant sont comblés, et plus les parents eux-mêmes en pâtiraient, reconnaissant une insatisfaction personnelle et parfois des symptômes dépressifs.
Pour de nombreux professionnels de santé, la problématique des écrans devrait être abordée dès la grossesse pour prendre de bonnes habitudes au plus tôt.
Emmanuel Devouche, enseignant-chercheur à l’université Paris-Descartes, invite à ne pas oublier plusieurs spécificités des écrans qui les rendent incompatibles avec le tout-petit : l’image se met à bouger, à parler et à défiler toute seule sans que l’enfant ne puisse la contrôler, les objets qui s’animent ne peuvent être saisis et manipulés.
Alors que le tout-petit présente une appétence sans limites pour le contact humain, l’écran ne communique pas comme une vraie personne, ne s’adapte pas aux besoins exprimés, n’amène pas de réponses…
Sur son site, le Collectif Surexposition aux écrans5 expose les travaux de chercheurs américains. Ces études montrent qu’avant 2 ans et demi, les apprentissages via un écran dysfonctionnent. Il s’agit du déficit de transfert.
Concrètement, ce qui a été vu sur un écran a peu de sens dans la réalité. Par exemple, un groupe d’enfants regarde un adulte en train de cacher un jouet dans une pièce à travers une fenêtre, et un autre groupe le regarde via un écran. Ce dernier groupe d’enfants a plus de mal à retrouver le jouet.
Rien ne vaut l’humain comme vecteur d’apprentissages.
Le bébé naît avec une appétence particulière pour le contact humain, ce qui est emblématique de ce que nous sommes au commencement : des êtres sociaux qui s’épanouissent dans l’interaction à l’autre. L’écran arrive comme un anachronisme, ne répondant pas à ses besoins fondamentaux.
Emmanuel DEVOUCHE Enseignant-chercheur à l’université Paris-Descartes, membre du comité scientifique pour l'enfance de la Fondation Mustela
L’étude de la cohorte ELFE6 révèle que la proportion d’enfants suivant la recommandation pas plus d’une heure par jour à 3 ans est de seulement 49,7%. Et pourtant les experts de la petite enfance sont unanimes sur le sujet : les écrans nuisent au bon développement de l’enfant.
Michel Desmurget, docteur en neuroscience et directeur de recherche à l'INSERM, alerte sur les dangers du numérique : un bombardement sensoriel constant et destructurant. Il affirme que, par accumulation, entre 2 et 18 ans, un enfant passerait l’équivalent de 16 ans d’emploi salarié devant un écran… Édifiant !
Ce qui entraîne un appauvrissement des relations familiales et freine un grand nombre d’acquisitions physiques, psychiques, cognitives et émotionnelles.
En moyenne les foyers possèdent plus de 6 équipements (tablettes, ordinateurs, téléphones portables…). Souvent bien plus que le nombre de personnes présentes !7
À l’âge des premières socialisations, les écrans ne sont pas d’une grande aide pour apprendre à vivre ensemble. En faisant écran aux autres, ils appauvrissent les expériences d’interactions sociales.
Pour la Société canadienne de pédiatrie8, le temps d’écran peut nuire aux aptitudes sociales, allant jusqu’à des symptômes évocateurs du trouble de l’autisme en cas d’exposition intense. Sans en arriver là, il a également été remarqué une plus grande labilité émotionnelle et une plus faible capacité d’autorégulation.
Dans la revue Contraste n°57, les auteurs signalent qu’une forte exposition à la télévision dans l’enfance entraînerait plus de risque de connaître des expériences de rejet, de victimisation et d’isolement social, des années après, soit autour de 10 ans. Les mêmes auteurs mettent en lumière une étude révélant qu’un haut niveau d’exposition à la télévision entre 2 et 5 ans est associé à moins de persévérance et à moins d’autonomie dans les apprentissages scolaires.
Dans la revue Contraste n°57, Laurent Bonnotte, psychomotricien, invite à observer un petit enfant devant un écran. La posture avachie interroge. L’enfant fait preuve d’une forte tonicité au niveau des épaules et d’une faible tonicité au niveau abdominal et lombaire. En revanche, dès que le temps d’écran s'arrête, l'enfant est alors très tonique dans ses déplacements. Ainsi l’enfant oscille entre deux expériences tonico-posturales aux antipodes l’une de l’autre. En dehors des écrans, les expériences donnent accès à une gamme tonique beaucoup plus riche et nuancée.
En conclusion, les écrans offrent une certaine pauvreté sensori-motrice aux enfants.
De même pour la dextérité : même si l’agilité des doigts d’un petit enfant sur un écran est impressionnante, on est encore très loin de la richesse du geste graphique qui regroupe un large éventail d’actions : glisser, pointer, étaler, gratter, appuyer…
Serge Tisseron, psychiatre, docteur en psychologie et créateur des balises 3-6-9-129, aime à rappeler les grands bouleversements du numérique : une source de savoirs immense, et en grandissant, un composant de la construction identitaire et un outil de sociabilité. L’enfant ne peut pas rester à l’écart très longtemps.
Entre 3 et 6 ans, il devrait commencer à découvrir comment bien consommer le numérique. On peut facilement faire une comparaison avec l’alimentation : les temps d’écrans, tout comme les repas, c’est à heure fixe et en quantité limitée, avec un contenu sain et équilibré. Il faut surtout éviter le grignotage ! Les écrans doivent être ritualisés et partagés en famille. De même, l’écran ne doit pas être utilisé comme une récompense.
Serge Tisseron déconseille aux parents d’offrir des tablettes ou des consoles personnelles à cet âge-là et prône une utilisation partagée dans la pièce commune de la maison.
Pour vivre avec les écrans, il faut aider les enfants en les éduquant au numérique. Mais il faut aussi aider les parents en les sensibilisant aux effets du numérique et en les invitant si nécessaire à changer les règles familiales. Il n’est jamais trop tard pour rattraper les problèmes engendrés par les écrans.
Serge TISSERON Psychiatre, docteur en psychologie et créateur des balises 3-6-9-12
Au regard des données scientifiques disponibles sur l’impact des écrans, il est plus que nécessaire de savoir poser des limites.
Les balises 3-6-9-12, créées par Serge Tisseron en 2008, sont de précieux repères pour les parents et les éducateurs afin d’accompagner les enfants dans le grand bain du numérique.
L’enfant a besoin de découvrir avec vous sa sensorialité et ses repères.
Jouez, parlez. Arrêtez la télé.
L’enfant a besoin de découvrir ses dons sensoriels et manuels.
Limitez les écrans, partagez-les.
Parlez-en en famille.
L’enfant a besoin de découvrir les règles du jeu social.
Créez avec les écrans, expliquez-lui Internet.
L’enfant a besoin d’explorer la complexité du monde.
Apprenez-lui à se protéger et à protéger ses échanges.
Il s’affranchit de plus en plus des repères familiaux.
Restez disponibles, il a encore besoin de vous !
Ce qui semble faire consensus chez beaucoup de chercheurs et de cliniciens, c’est l’importance d'accompagner les enfants exposés aux écrans. Un temps d’écran accompagné et non accompagné, cela n’a rien à voir !
Quand l’adulte est présent, il peut filtrer les contenus, doser le temps, interagir avec l’enfant, partager une expérience émotionnelle parfois forte… Quand l’adulte ne peut pas accompagner l’enfant, il devrait l’inviter à raconter ce qu’il a vu, ce qu’il a compris.
Une étude réalisée à l’université de Rennes en 201910 montre que les enfants qui étaient exposés aux écrans le matin avant l’école et qui ne discutaient rarement ou jamais du contenu de ces écrans avec leurs parents, étaient environ six fois plus à risque de développer des troubles primaires du langage. L’expérience du numérique doit avant tout être une expérience narrative pour enrichir la relation.
Marie-Claude Boissière, pédopsychiatre, tire la sonnette d’alarme11. Elle remarque que le souci de protection du tout-petit est très présent : on les amène chez le médecin, on les vaccine, on surveille de près leur alimentation, on se soucie de leur mode de garde… en revanche, on prête bien moins attention à leurs besoins affectifs et relationnels.
En semaine, les enfants de primaire passe en moyenne 1h45 à regarder la télévision et 1h à jouer à la console chaque jour.12
Alors que le temps passé sur les écrans ne cesse d’augmenter, l’OMS rappelle qu’il est essentiel d’amener soutien et informations concrètes aux parents sur la manière d’intégrer les recommandations des écrans dans leur vie.
En ce sens, Sabine Duflo, psychologue, propose le concept des 4 PAS13 :
En grandissant, Internet devient le média principal : 9 heures par semaine chez les 7-12 ans d’après l’étude Ipsos Junior Connect 2022. Pour Pierre-Marie Lledo14, directeur de recherche au CNRS, on ne peut pas parler d’addiction aux écrans au sens neurochimique du terme, l’abstinence n'entraînant pas de conséquences physiologiques et le risque de rechute n’existant pas comme pour les autres types de drogues.
En revanche, la pratique excessive du numérique est une préoccupation majeure de santé publique. La MILDECA15 rappelle que le temps passé devant un écran peut être corrélé à une forme physique moins bonne et à des problèmes de santé mentale et de développement social.
En ce qui concerne internet, la vigilance est de mise dès le moment où l’enfant y a accès. Intimidations, moqueries, rumeurs, fausses informations, publications de photos humiliantes, exposition à des contenus choquants… sans parler du cyberharcèlement, en surfant sur le web les enfants sont déjà obligatoirement confrontés aux cyberviolences. C’est malheureusement un fait.
Plus on accompagne les enfants au numérique, plus on les rend responsables.
Il faut leur expliquer les dangers des écrans, mais aussi les possibilités qu’ils offrent.
Marion VOILLOT Architecte, designer et co-fondatrice de l’association Premiers Cris, lauréate du Prix de Recherche Action 2019 de la Fondation Mustela
On reproche souvent au numérique le manque d’interactions, d’échanges et de manipulation d'objets réels. Pour y remédier, les interfaces tangibles fleurissent dans tous les domaines, notamment éducatifs et culturels, permettant aux utilisateurs d’interagir avec le numérique via l’environnement physique : robots, objets manipulables, réalité augmentée, exploration active…
Pour Marion Voillot, architecte, designer et co-créatrice de l’association Premiers Cris, il ne s’agit pas de mettre l’humain de côté, mais de proposer de nouveaux outils pour développer les compétences dont les enfants ont besoin au 21e siècle : communication, collaboration, autonomie, créativité et esprit critique. Par exemple, la maison d’édition Volumique développe des jeux alliant papier et numérique. Dans sa collection Zéphyr16, chaque titre est constitué d’un livre illustré et d’un objet en papier à poser sur une tablette. L’histoire se prolonge alors sur l’écran et devient un jeu vidéo !
Dans une démarche interdisciplinaire, le MOOC "La petite culture numérique" réunit de nombreux acteurs et actrices de la petite enfance (chercheur·es, professionnel·les de petite enfance, designers et entrepreneur·es, décideur·ses politiques, etc).
En cinq épisodes, ce MOOC questionne la relation du jeune enfant à la culture numérique et encourage l’éveil à l’esprit critique, autour d’un sujet encore en pleine exploration.
Nous parlons d’intelligence artificielle tous les jours, et mesurons à quel point le numérique va changer nos vies, nos activités professionnelles, nos loisirs… Et encore davantage ceux de nos enfants.
Claude Terosier, ingénieure et fondatrice de Magic Makers16, anime des ateliers et stages pour apprendre aux enfants à s’approprier cette nouvelle technologie. Pour elle, le numérique est une révolution et les enfants doivent comprendre ce qui se joue et ce qui se passe. Apprendre à programmer est un formidable outil pédagogique : on doit faire preuve de logique et de rigueur, on apprend en se trompant, on s’exprime en créant… c’est très Montessori !
Les usages positifs du numérique sont possibles. Par exemple, l’application DragonBox permet de manipuler des concepts mathématiques sans s’en rendre compte, le logiciel Scratch permet de coder en s’amusant. Déjà avec un simple appareil photo, il y a moyen de créer tout en se familiarisant avec le numérique.
Sources
1Haut Conseil de la Santé Publique
2Étude ELFE : http://beh.santepubliquefrance.fr/beh/2023/6/2023_6_1.html
32022/03/ Etude OPEN, UNAF, IPSOS avec le soutien de Google
4Étude Elabe pour l’association AXA Prévention, réalisée du 18 juin au 1er juillet 2019 par téléphone auprès d'un échantillon représentatif de 1 204 personnes, dont 500 parents d'enfants mineurs
5https://surexpositionecrans.fr/%EF%BB%BFeffets-des-ecrans-le-deficit-de-transfert/
6Étude ELFE : http://beh.santepubliquefrance.fr/beh/2023/6/2023_6_1.html
72022/03/ Etude OPEN, UNAF, IPSOS avec le soutien de Google
8https://cps.ca/fr/documents/position/le-temps-decran-et-les-enfants-dage-prescolaire
9https://www.3-6-9-12.org/les-balises-3-6-9-12/
10https://www.santepubliquefrance.fr/docs/bulletin-epidemiologique-hebdomadaire-14-janvier-2020-n-1
11Revue Politique et Parlementaire de janvier 2023
122022/03/ Etude OPEN, UNAF, IPSOS avec le soutien de Google
14https://lebonusagedesecrans.fr/wp-content/uploads/2018/01/InterviewPMLledo.pdf
15Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives
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