"Devenir propre. Normes, usages et objets culturels d’un apprentissage de maîtrise du corps dans trois contextes" : tel est l’intitulé de la thèse en sciences de l’éducation de Victoria Chantseva (université Paris-13). La jeune chercheuse s’intéressait aux pratiques éducatives destinées à enseigner la propreté aux jeunes enfants – moins étudiées, par exemple, que celles relatives à l’alimentation, sans doute car elles relèvent d’une sphère de l’intime plus délicate à explorer.
Victoria Chantseva a recouru à du matériel d’analyse abondant et divers : manuels de puériculture édités depuis les années 1920, albums jeunesse parus entre 1977 et 2017, observations dans les institutions d’accueil de jeunes enfants, entretiens avec des parents… Ces sources ont révélé que la conception de la propreté a beaucoup évolué dans le temps ; ainsi, au début du 20e siècle, l’apprentissage était prescrit dès les premiers mois de vie, alors qu’au début du 21e siècle, il débute vers l’âge de 2/3 ans. Pour mieux comprendre la construction historique de ces pratiques éducatives, la thèse a comparé trois contextes nationaux bien différents : Russie, Norvège et France.
Le second volet de la thèse consistait en une comparaison culturelle, avec deux variables principales. Tout d’abord, l’exigence, ou non, de la propreté de l’enfant à 3 ans : sur ce point, la France se distingue des deux autres pays étudiés, avec l’entrée en maternelle – et la fin des couches obligatoire. Ensuite, la présence ou non de politiques publiques en faveur d’une répartition égalitaire des tâches entre hommes et femmes : sur ce plan, la Norvège, plus progressiste, s’oppose à une Russie plus traditionnaliste.
La thèse a donc servi à une meilleure compréhension des contraintes matérielles et symboliques qui pèsent sur les parents dans leurs pratiques de soin et d’éducation des jeunes enfants. Mais la chercheuse ne souhaitait pas réduire l’apprentissage de la propreté à une construction sociale, insistait-t-elle, car les enfants résistent et les parents… n’ont d’autre choix que de composer !
Entretien avec Victoria CHANTSEVA
Dans le cadre de sa thèse en sciences de l’éducation, Victoria Chantseva (université Paris-13) s’intéresse à l’apprentissage de la propreté. Les normes éducatives relèvent d’une construction historique : au début du 20e siècle, cet apprentissage débutait dès les premiers mois de vie, alors qu’aujourd’hui, il commence à l’âge de deux ou trois ans.
Qu’est-ce qui explique le décalage dans le temps de l’âge jugé souhaitable pour la propreté de l’enfant ?
Il n’existe pas de facteur unique. Au début de ma thèse, je pensais que ce décalage s’expliquait par les définitions sociales de l’enfance en vigueur au fil du temps, c’est-à-dire les manières dont la société se représente la place des enfants, leurs capacités, leurs droits et devoirs etc. Or, en discutant avec les parents et en observant l’accueil institutionnel, je me suis rendu compte que les adultes pouvaient nourrir simultanément des conceptions très diverses de ce qu’est un enfant et agir en conséquence, selon plusieurs approches. En outre, j’ai constaté que les parents et les professionnels ont beau avoir une idée de ce qui est souhaitable, ils se trouvent souvent contraints d’agir autrement. Ainsi, les conditions matérielles et l’organisation de la société ont une grande influence sur la manière dont on va envisager l’âge de la propreté. En France, par exemple, la propreté est souvent pensée par rapport à l’entrée à l’école maternelle.
Quelles sont vos sources dans le cadre de cette recherche historique ?
Le volet historique de ma recherche s’appuie sur un corpus de livres de conseils aux parents publiés en France, en Norvège et en Russie/Union soviétique, des années 1920 à nos jours. Pour préserver la cohérence du corpus, j’ai sélectionné les textes d’auteurs au statut professionnel équivalent : spécialistes en obstétrique, puériculture ou pédiatrie. Ce ne sont donc pas les pratiques, mais les prescriptions énoncées par un corps professionnel, que j’étudie dans la perspective historique. L’intérêt principal de cette comparaison des normes est de tracer les redéfinitions progressives des capacités anatomiques et psychiques de l’enfant, et corrélativement, du rôle de parent auprès de lui.
Observe-t-on des tendances historiques comparables en France, Norvège et Russie, les trois pays que vous étudiez ?
En France, dans la période post-1968, les normes évoluent en faveur d’un refus du dirigisme, avec un début d’apprentissage de la propreté plus tardif et la psychologisation croissante de la relation éducative. La même tendance se retrouve en Norvège, mais avec une justification différente : appuyée, cette fois, sur le projet socio-politique égalitariste et anti-autoritaire d’après-guerre. En Russie, le projet socio-politique est très contrasté pendant la période soviétique, où sont valorisés l’ordre et la discipline, et donc un dressage précoce. Après 1991 s’opère un basculement : le rapport à l’enfant devient moins disciplinaire, mais le rôle de la mère reste plus traditionnel qu’en France et en Norvège – un phénomène lié au fait que la « propreté » reste pensée comme une sorte d’entraînement devant être initié par la mère.
Quelles sont les principales pratiques éducatives mises en œuvre aujourd’hui dans les trois pays pour l’apprentissage de la propreté ?
En Russie, l’inculcation des bonnes habitudes demeure présente. L’apprentissage de la propreté est relativement précoce et directif (mettre l’enfant sur le pot à heures fixes etc.) et vise à créer l’expérience de la propreté : pour que l’enfant devienne propre, il faut lui retirer la couche, sinon il la portera toujours... En France et en Norvège, on considère plutôt que la maturation ne peut pas être forcée et que l’enfant doit développer lui-même sa capacité à être propre. Aussi l’âge souhaitable de la propreté est-il variable, selon la maturation physique, psychique et affective de l’enfant. Il appartient simplement aux parents de l’accompagner et de l’encourager, à travers la lecture de livres, par exemple.
Peut-on réduire l’apprentissage de la propreté à une construction sociale et historique ?
Non, puisqu’il s’agit de corps : la matérialité ne se réduit pas à l’ordre des idées. C’est pourquoi, dans la pratique, on observe parfaitement les limites des prescriptions.