Le vécu des environnements extérieurs des jeunes enfants accueillis en EAJE. Une exploration socio-ethnographique et géographique

En quoi consistent l’environnement et l’activité extérieurs des enfants jusqu’à l’âge de 3 ans ? Comment investissent-ils le « dehors », à quel moment, de quelle manière ? Voici les questions auxquelles la sociologue et enseignante-chercheure à l’université Sorbonne Paris Nord (USPN) Catherine Bouve cherche à répondre, dans le cadre d’une recherche consacrée au "vécu des environnements extérieurs des jeunes enfants accueillis en établissement d’accueil de jeunes enfants (Eaje)".

Pour cela, et en collaboration avec les professionnels des établissements concernés, la chercheuse observera les pratiques de quatre Eaje situés en milieu urbain et rural, en Île-de-France, mais aussi dans le sud et le nord de l’hexagone. La recherche se nourrira d’entretiens avec la direction et l’équipe, d’observations sur place et d’échanges avec les professionnelles sur leurs pratiques. Sur le plan scientifique, la recherche permettra de montrer la manière dont les lieux d’accueil offrent des possibilités d’exploration extérieure aux enfants, et la manière dont ceux-ci s’en emparent.

Sur le plan pratique, elle permettra d’identifier les obstacles rencontrés par les professionnelles soucieuses d’emmener les enfants dehors. Dans le droit fil d’un principe de la Charte nationale d’accueil du jeune enfant adoptée en 2021 : « Le contact réel avec la nature joue un rôle essentiel pour le développement des enfants ».

 

Entretien avec Catherine BOUVE

Enseignante-chercheure en sciences de l’éducation à l’université Sorbonne Paris Nord (USPN), Catherine Bouve étudie « le vécu des environnements extérieurs des jeunes enfants accueillis en établissement d’accueil de jeunes enfants (Eaje) ». Sa recherche-action s’effectue dans le cadre d’une approche socio-ethnographique auprès de quatre Eaje français, situés en milieu urbain et rural : observations in situ, entretiens avec la direction et l’équipe, échanges sur les pratiques professionnelles.

 

Comment l’idée de cette recherche est-elle née ?

Cette recherche est née de plusieurs constats. Depuis de nombreuses années, le laboratoire Experice (USPN Paris 13) a développé des recherches sur l’accueil et l’éducation des jeunes enfants, dans le cadre, entre autres, de recherches comparatives (Japon, Norvège, Québec, etc.). Mais l’aspect de l’expérience des jeunes enfants accueillis en Eaje dans l’environnement extérieur reste peu exploré d’un point de vue sociologique. La psychologie et la médecine se sont intéressées aux effets du rapport des enfants à leur environnement extérieur, notamment du point de vue des apprentissages scolaires et de la santé. Des expériences d’apprentissage par la nature se sont aussi développées en Europe du Nord, pour de plus grands enfants, à partir de 3 ou 6 ans. Mais ce sujet a été peu abordé ici, en France, concernant les 0-3 ans. Enfin, mon expérience passée d’éducatrice de jeunes enfants, puis de formatrice, responsable de formation et enfin de chercheuse me permet de dresser le constat de la difficulté des lieux d’accueil petite enfance à sortir les enfants, y compris dans les jardins attenant aux Eaje, quand il y en a.

 

« Le contact réel avec la nature joue un rôle essentiel pour le développement des enfants », rappelle la Charte nationale d’accueil du jeune enfant, adoptée en 2021. La France a-t-elle tiré les enseignements d’un tel principe ?

En France, d’un point de vue général, il me semble qu’on en fait assez peu cas, même si quelques expériences sont menées à bien dans ce sens : sieste à l’extérieur, présence d’animaux, sorties au marché ou dans des parcs, par exemple. Certaines maisons d’assistantes maternelles peuvent être très engagées dans les sorties d’enfants à l’extérieur, même si la nature n’est pas présente : elles peuvent donner lieu à de multiples explorations de l’environnement extérieur, source de bien des apprentissages. À ce propos, je précise qu’en parlant « d’environnement », j’embrasse une notion plus large que « la nature » évoquée par la Charte : aujourd’hui, la nature en tant que telle n’existe plus guère, elle est façonnée par l’Homme, même les parcs dits « naturels ». L’environnement, ce sont aussi la rue, les espaces de socialisation extérieurs… Ma motivation principale, dans cette recherche, est de mettre en lumière cette dimension précise de l’éducation de la petite enfance et d’explorer la place donnée aux environnements extérieurs dans les institutions d’accueil.

 

Quelles sont vos hypothèses sur le recours aux activités extérieures dans les Eaje, et les obstacles rencontrés par les professionnelles ?

J’aborde ce travail à partir de la sociologie interactionniste, sans hypothèse à priori. Des travaux ont déjà montré les bienfaits de l’environnement extérieur sur le développement les enfants : ce n’est pas cette dimension que je souhaite explorer, mais davantage les conceptions et pratiques d’accueil de la petite enfance, les modalités pédagogiques et institutionnelles. Bref, ce qui permet ou entrave l’expérience du dehors et finalement ouvre ou non la possibilité pour les enfants de prendre des risques à leur mesure – on ne grandit pas sans cela ! –, d’être acteurs, plus que d’être agis, cantonnés à des apprentissages normés dans une finalité de préparation à l’école maternelle. Cela étant, je m’intéresse surtout aux modalités de l’exploration extérieure, ou aux obstacles rencontrés par les professionnelles : hiérarchie, équipe, parents, gestionnaire, freins objectifs… Aux obstacles que l’on se met aussi soi-même.

En France, depuis août 2021, il faut prévoir une professionnelle pour 5 enfants afin de sortir. Mais souvent, les équipes se sentent trop peu nombreuses et cela constitue un frein. La météo est souvent invoquée également, avec le froid, la pluie : c’est long d’habiller les enfants ! Mais certains lieux d’accueil ont investi dans des bottes, des cirés et des machines à laver pour faciliter les sorties. Parfois, les professionnelles redoutent aussi de mettre à mal la santé des enfants, surtout les bébés. D’autres pédagogies, comme Pikler-Loczy, d’origine hongroise, ou celles appliquées dans les pays du Nord, encouragent au contraire la sortie des enfants quelle que soit la météo ; mieux : elles considèrent que cela est important tant pour l’expérience sociale, motrice et cognitive des enfants que pour la constitution des défenses immunitaires.

Dernier élément : les projets pédagogiques restent souvent centrés sur la séparation mère-enfant et le respect du rythme des enfants – la « tarte à la crème » des projets pédagogiques ! – ou encore l’éveil, l’apprentissage de la propreté ou la préparation à la maternelle. Ces projets considèrent donc rarement le besoin de l’enfant de découvrir l’environnement social extérieur. Un aspect pour moi essentiel de ce projet de recherche-action est de s’inscrire dans une dynamique de co-construction de la recherche avec les professionnels petite enfance. Dans ce sens, il s’agit moins de « recherche sur » (les pratiques professionnelles, l’activité des enfants), que de « recherche avec » (professionnelles, enfants, parents).

 

Quelles suites pratiques escomptez-vous de cette recherche ?

La diffusion des résultats passera par la publication d’articles et l’organisation d’une journée d’étude. Mon ambition est ainsi de contribuer à une forme de reconceptualisation des lieux d’accueil de la petite enfance : ils ne constituent pas de simples lieux de préparation à l’école maternelle ou d’apprentissage de la séparation mère-enfant ! Considérons plutôt les enfants comme acteurs de leur propre éducation, dès leur plus jeune âge.

À partir de cette recherche, de sa valorisation et vulgarisation, il s’agira de mettre en lumière les projets qui accordent de l’importance aux environnements extérieurs, permettre le dialogue entre professionnels de la petite enfance, sensibiliser les gestionnaires à cette question, donner envie à d’autres lieux d’accueil de faire découvrir le dehors aux enfants et d’intégrer cette dimension dans leurs projets pédagogiques. Cette recherche s’étalera sur une année.